André Reboullet (1916 – 2010, France)

André Reboullet, inventeur de la SIHFLES, nous a quittés. Discrètement. Dans la nuit du 31 janvier 2010. Depuis plusieurs mois, il se trouvait dans une maison de retraite parisienne, pas très loin de ce Quartier latin qu’il avait parcouru tant de fois, entre rue Lhomond (où il vivait, à côté des anciens bureaux du BELC, dont il fut longtemps directeur-adjoint), place du Panthéon (où, retraité, il parlait des grands hommes à ses petits enfants avant de les accompagner au McDo), boulevard Saint-Michel (où il anima, 20 ans durant, dans les locaux d’Hachette, la revue Le Français dans le monde).

Il était né le 22 novembre 1916, en Ardèche. Père et mère instituteurs, qui, à Ruoms, auront leurs deux fils, André et Maurice, dans leurs classes. Au début de leur retraite, André et son épouse Yvonne Fichoux-Reboullet établirent une généalogie illustrée de leurs filiations respectives, sur six générations. Les enracinements, ardéchois d’un côté, breton de l’autre, y apparaissent comme très forts. Les ancêtres n’avaient guère bougé…

André entre à l’école normale d’instituteurs de Privas, puis, bon élève, prépare le concours d’entrée à l’École normale supérieure de Saint-Cloud, qu’il « intègre » en 1937. On est alors encore dans la distinction interne aux ENS : Ulm, dont l’origine remonte à la Révolution et à l’Empire, donne accès aux agrégations et à de belles carrières ; Saint-Cloud et Fontenay-aux-Roses, produits de la Troisième République et couronnement alors de la filière du primaire et du primaire supérieur (qui ne menait pas au baccalauréat), forment au professorat des écoles normales d’instituteurs et à l’inspection primaire. Mais Saint-Cloud est aussi marquée par l’appel de l’étranger où, dès les premières promotions, quelques-uns de ces dragons noirs de la République participent à la scolarisation et à l’œuvre de « civilisation » (au sens alors actif du terme) dans les colonies.

C’est après la Seconde Guerre mondiale qu’André Reboullet, qui a épousé en 1939 Yvonne Fichoux et a exercé quelques années comme professeur d’école normale, part en poste hors de la métropole. Non toutefois dans quelque reste de l’Empire, mais en Amérique du Sud, où, après les épreuves de la guerre et au moment où le français est en perte de vitesse dans le monde, au profit croissant de l’anglais, il importe d’entretenir, voire de développer francophonie et francophilie.

Directeur de 1947 à 1956 d’une école de l’Alliance française à Santiago, le collège « Pedro de Valdivia », André Reboullet s’emploie avec son épouse à en étendre les effectifs et le rayonnement. Yvonne, elle-même professeur d’école normale, y enseigne les mathématiques et le couple est fort apprécié des enseignants et des parents. Avec un ami chilien et quelques anciens élèves de ce collège, André Reboullet évoquera, dans un opuscule paru en 2002 (1), ces années actives et heureuses dans un pays auquel il restera toujours attaché (2). Quel que soit le charme de la grande villa et des petites dépendances où le collège est installé, les locaux deviennent vite insuffisants, et il s’agira alors, pour le jeune enseignant détaché, d’accompagner le mouvement difficultueux qui aboutira à la création d’un lycée, inauguré en 1959 et toujours dépendant de l’Alliance française, le lycée Saint Exupéry.

De retour en France à la rentrée 1956, André Reboullet continue à s’intéresser à ce qui bouge dans l’enseignement du français aux étrangers et notamment aux retombées des travaux qui, à Saint-Cloud, autour de Georges Gougenheim et de Paul Rivenc, ont conduit à l’élaboration du Français fondamental. Il se voit confier en 1957 la direction d’un numéro spécial des Cahiers pédagogiques, dont le titre sera, première du genre, « L’enseignement du français langue étrangère » (3). Dans la présentation de ce même numéro, André Reboullet dessine en détail le projet d’une revue dont il appelle la mise en chantier pour ce domaine d’enseignement.

La charnière entre les années 1950 et 60, après le retour aux affaires du général De Gaulle et l’affirmation d’une politique culturelle volontariste dont un des volets est la défense et l’illustration du français hors de France, voit une sorte de cristallisation institutionnelle de ce domaine nouveau du français, langue étrangère (FLE) : création, à l’ENS de Saint-Cloud, du CRÉDIF (Centre de recherche et d’étude pour la diffusion du français), issu du Centre d’étude du français élémentaire où l’enquête du Français fondamental avait été menée ; création du BEL (Bureau d’étude et de liaison), bientôt rebaptisé BELC (Bureau pour l’enseignement de la langue et de la civilisation françaises à l’étranger) et création d’une nouvelle revue,Le Français dans le monde, dont Reboullet, auteur du projet publié dans Les Cahiers pédagogiques, se voit confier la rédaction-en-chef.

Cette revue, qui a aujourd’hui 50 ans et en est à son numéro 367, sera le (premier) grand œuvre d’André Reboullet, qui la dirige de 1961 à 1981. Elle fera aussi de lui une des figures majeures du français langue étrangère. Une politique hardie d’équilibre entre actualité littéraire et culturelle, information et réflexion linguistiques et pédagogiques, donne son image propre au Français dans le monde. La parution régulière de numéros spéciaux qui ponctuent et interrogent les évolutions du FLE, la création de la Collection F où il initie des ouvrages de référence à un moment où aucune maison d’édition n’en propose encore vraiment pour ce secteur, celle deRéponses, première publication consacrée au français langue seconde ou encore de Passepartout, instrument destiné aux jeunes apprenants étrangers, manifestent l’esprit d’initiative, la créativité et le sens stratégique de Reboullet. Qualités précieuses pour un responsable dont la position institutionnelle complexe requiert un certain doigté et quelque entregent : sur un poste Éducation nationale, officiellement directeur-adjoint du BELC, il dirige une revue qui intéresse au premier chef le ministère des Affaires étrangères et se trouve lui-même niché dans une maison d’édition, Hachette, qui lui fait confiance, mais a aussi quelque intérêt économique et symbolique à l’entreprise… (4)

Autant, il sait ce qu’il veut, a une vision claire de ce qu’il convient de faire, tient fermement la barre et ne laisse pas la revue ballotter au gré des modes méthodologiques du FLE, autant sa courtoisie diligente et son habileté lui permettent de solliciter et de mobiliser pour la revue et ses divers périphériques des institutions et des hommes (beaucoup plus que des femmes à l’époque !) qui se trouvent par ailleurs en rivalité d’intérêts ou en divergence idéologique. (5)

Dès la fin des années 60, André Reboullet s’active aussi pour que le domaine de l’enseignement du français moderne, langue étrangère ou non, continue à se structurer. Avec le belge Louis Philippart, il se trouve à l’origine de la création de la Fédération internationale des professeurs de français (FIPF), dont le congrès fondateur a lieu à Paris en 1969 et qui réunit des associations nationales d’enseignants de français. Dans la dynamique préparatoire à la création de cette fédération, il apparaît vite que la France ne dispose que d’une association peu représentative et peu sensible aux évolutions modernes, l’Association des professeurs de français et de langues anciennes de l’enseignement public secondaire (créée en 1909 et où les enseignants de latin et de grec ont la main haute). Là encore, André Reboullet sera de ceux qui engagent les démarches et prennent les contacts menant, en 1968, à la création de l’Association française des professeurs de français5, le recteur Gérald Antoine couvrant de son égide cette fondation et Pierre Barbéris (ancien de Saint-Cloud et enseignant à l’ENS) en devenant le premier président de fait. Jean-Claude Chevalier, actif lui aussi dans ce démarrage et membre du bureau, se charge des relations de l’AFPF avec l’enseignement supérieur. Sitôt l’association sur de bons rails, André Reboullet reprend ses distances, non sans avoir aidé, en technicien confirmé de l’édition, au lancement de la revue de la jeune AFEF, Le Français aujourd’hui.

Dans cette même période, il est aussi, au Français dans le monde, à l’origine d’un nouvel outil de référence pour le domaine du FLE : il définit en 1970 le contour d’un « dictionnaire du professeur de français » qui, après une longue gestation et diverses réorientations, aboutira en 1976 à la sortie, dans la collection F, du Dictionnaire de didactique des langues. (6) 

Abandonnant à 65 ans, en 1981, la direction du Français dans le monde, Reboullet ne s’enferme certes pas dans une retraite tranquille. Avec ceux qui avaient été ses assistants fidèles à la revue, Jean-Jacques Frêche et Jacques Verdol6, il poursuit allégrement la publication d’une méthode d’enseignement du français langue étrangère, la Méthode Orange, qui sera plusieurs année durant, un best seller des manuels.

Et on en arrive à l’invention de la SIHFLES… Comme militant et comme stratège du français à l’étranger, André Reboullet sait que le domaine en voie continue d’affirmation a besoin aussi de s’adosser à une meilleure connaissance de son passé. Lecteur attentif de l’Histoire de la langue française de Ferdinand Brunot, il admire tout ce que ce grand personnage a mis au jour sur le « français hors de France », mais il est aussi conscient, non seulement que l’œuvre n’a pas été achevée, mais qu’elle a grand besoin d’actualisation. Dans le numéro 208, avril 1987, du Français dans le monde, il publie une sorte de manifeste sous le titre « Pour une histoire de l’enseignement du FLE ». Il y dresse un état des lieux, repère les travaux historiques menés dans et pour différents pays, esquisse un programme d’action. Avec beaucoup de constance et le soutien de quelques-uns, il s’attache à ce que l’idée d’une création de société scientifique dédiée fasse son chemin. Et en décembre 1987, une assemblée constituante se tient au CIEP de Sèvres, où se trouvent réunis, outre divers collègues français, des spécialistes invités tels que Carla Pellandra, Elisabet Hammar, Herbert Christ, Willem Frijhoff, Konrad Schröder… La Société Internationale pour l’Histoire du Français Langue Étrangère ou Seconde est née. André Reboullet refusera d’en être le premier président, mais sera alors très actif au bureau et, avec Claude Oliviéri, premier secrétaire général, veillera à ce que l’association dispose vite d’une publication régulière, Documents, et d’uneLettre.

Après la fondation de la SIHFLES, Reboullet contribue très régulièrement aux travaux de la Société et, plus largement, à des revues où une place est faite à l’histoire, ainsi que l’atteste la « Bibliographie des travaux d’André Reboullet sur l’histoire du FLE », qui clôt le numéro 21 de Documents. C’est ainsi que, sur son initiative et avec Willem Frijhoff, il dirige une Histoire du français hors de France qui donne lieu en février 1998 à un numéro spécial de Recherches et Applications, série complémentaire du Français dans le monde. (7)

Une fois l’association mise sur les rails, André Reboullet passe la main à d’autres pour ce qui touche la gestion de la Société. Il se retire du bureau, s’abstient de participer aux colloques et se manifeste surtout, en tant que membre du conseil d’administration, par des courriers détaillés où il développe des propositions de travaux à entreprendre, des voies nouvelles de développement, des champs à prospecter. Sans du tout jouer le rôle de la statue du Commandeur, il se tient désormais en coulisse, et il n’est pas interdit de penser qu’il ait nourri quelque regret de ne pas voir sa création connaître une expansion à la mesure des espoirs qu’il avait mis en elle.

En 2000, le décès brutal de son épouse après plus de soixante ans de vie commune, affecte profondément André Reboullet. Entouré de ses enfants et petits-enfants, alternant ses séjours entre Paris et Plougasnou (terre natale d’Yvonne Fichoux), lecteur toujours assidu malgré les troubles de vision qu’il connaît, il entre enfin paisiblement dans une forme de retraite.

Bientôt un quart de siècle après la création de la SIHFLES et cinquante ans après celle du Français dans le monde, nous avons toute raison de saluer ici la mémoire de cet infatigable entrepreneur, honnête homme et très grand monsieur du domaine « français langue étrangère » auquel il apporta bien plus qu’un nom. Dans le numéro 21 de Documents, Willem Frijhoff, imaginant avec humour un « Quatre-vingt-dix-neuvième dialogue à la manière de Pierre Marin, précepteur des petits Bataves, par Guillaume, sieur de Librecourt » le voulait « dédié au Sieur André Reboullet, marquis de Lhomond, mousquetaire au régiment de la Lingua Franca, ancien commandant de la Troupe Joyeuse du FLES ». Et Jean-Claude Chevalier terminait son propre texte d’hommage par ces mots : « Reboullet tout simplement. Merveilleux Reboullet ».

Daniel Coste

Notes

1 L’opuscule, dirigé par André Reboullet et Hugo Vera Meigg, s’intitule Pedro de Valdivia 641, le collège de l’Alliance française (1940-1958). On y apprend que Reboullet avait (déjà !) mis en place avec son prédécesseur puis animé une revue locale nommée Chantecler.

2 Toujours aussi discrètement, Reboullet saura, après le coup d’État de Pinochet, venir efficacement en aide à des universitaires chiliens menacés par la dictature et qui avaient trouvé refuge en France.

3 Jusqu’alors on ne parlait que de « français » tout court et la désignation nou-velle était appelée à un avenir durable !

4  On ne résistera pas au plaisir de citer ces quelques lignes d’un croquis tracé par Jean-Claude Chevalier – entre La Bruyère et Saint-Simon – dans le numéro de Documents marquant les 10 ans de la SIHFLES, où, évoquant l’entreprise du Français dans le monde, il écrit : « À la base, au centre, à la circonférence, l’animateur-fondateur Reboullet, froid et chaleureux, ses cheveux blancs et gris impeccablement rangés au-dessus de la main tendue, animant avec un sens flegmatique de l’organisation cette machinerie qui allait recouvrir le monde entier […] Un rien distant : en ces temps de tutoiement universel, il était l’exception qui vouvoyait. Et peut-être même un peu autoritaire. » (Documents 21, daté de juin 1998, p. 202). Ce numéro 21 de Documents était dédié à André Reboullet.

5  Ensuite rebaptisée Association française des enseignants de français (AFEF).

6  Tous deux seront fortement impliqués dans les premières années de la SIHFLES, dont Jacques Verdol fut aussi un dynamique secrétaire général.

7  Un des derniers textes (sinon le dernier, si l’on met à part le petit volume « chilien » mentionné plus haut) qu’il publie (« Jean Marx -1884-1972- entre-deux-guerres ») paraît en 2001 dans le volume Changements politiques et statut des langues. Histoire et épistémologie 1780-1945, dirigé par M.-C. Kok Escalle et F. Melka. Le volume résulte d’un colloque organisé à Utrecht en 1999, mais auquel A. Reboullet n’était pas présent, ayant simplement envoyé sa contribution.