Herbert Christ (1929 – 2011, Allemagne)

Tu es un bon connaisseur de l’histoire du français en Allemagne. Pourrais-tu dégager quelques aspects spécifiques de la diffusion et de l’enseignement de cette langue dans ton pays ?

Tu as raison de poser simultanément la question de la diffusion et de l’enseignement du français dans mon pays. Car l’enseignement d’une langue étrangère sert à sa diffusion, mais il n’est pas le seul facteur de diffusion. On n’oubliera pas les guerres, les occupations, les migrations, les voyages, le commerce, etc. Je ne cite que trois migrations francophones en terre allemande : les protestants wallons au XVIe siècle, les huguenots au VVIIe siècle et les réfugiés de la Révolution de 1789. Ces trois migrations ont laissé des traces importantes.

L’enseignement du français en Allemagne a une longue histoire et il a changé au cours des siècles. Il est légitime de distinguer deux périodes (qui se recoupent d’ailleurs). Une première est celle des « maîtres » qui étaient très souvent des auteurs de grammaires, de manuels, de livres de lecture et qui enseignaient dans les villes et partiellement dans les universités. Une seconde période commence au moment où des écoles ont organisé des classes de langues modernes. C’est le moment où l’« État » (dans une Allemagne non encore unifiée, cela signifie les principautés, les territoires ecclésiastiques et les villes libres) a commencé à s’intéresser à l’éducation qui était jusqu’alors un domaine réservé à l’église. Pour l’étude de cette seconde période (qui commence après 1700), j’ai collationné et édité avec Hans-Joachim Rang les programmes officiels et d’autres textes concernant l’enseignement des langues entre 1700 et 1945.

J’ai dit que les deux périodes se recoupaient. Les maîtres de français n’ont pas disparu du jour au lendemain et les deux types d’enseignement ont coexisté. Ainsi les frères von Humboldt (Wilhelm et Alexander) ont été familiarisés avec la langue française dans les années 1780 par un gouverneur dans un cadre « privé » tandis qu’Heinrich Heine a appris cette langue au lycée de Düsseldorf dans les années 1800 où le français était enseigné par un prêtre réfugié.

J’avais l’intention de te poser la question de la pertinence des « cadres nationaux » pour étudier sur le long terme l’histoire de l’enseignement du français. Il me paraît que tu as déjà donné implicitement la réponse…

On ne peut pas faire abstraction des « cadres nationaux » si l’on étudie l’histoire comme « histoire sociale ». L’enseignement et l’apprentissage des langues sont intégrés dans l’ensemble de la vie sociale, et cela veut dire aussi de la vie d’une nation.

Ceci dit, on n’oubliera pas que l’enseignement / apprentissage des langues est aussi un phénomène « transversal » ou si l’on préfère « transnational ». Il y a eu de tous temps des professeurs « migrants » qui enseignaient leur langue à l’étranger, des livres qui passaient les frontières et des « voyageurs » qui apprenaient les langues des pays où ils étudiaient ou séjournaient. Bref : l’enseignement des langues ne se fait pas en vase clos. Il s’agit donc d’un phénomène qui présente des caractéristiques à la fois communes et spécifiques et en relation avec l’enseignement des langues dans d’autres pays et contrées.

En tant que membre de la SIHFLES depuis le début et ancien président quel regard portes-tu sur les travaux de la SIHFLES depuis sa fondation ? Y vois-tu une évolution marquante ? Comment vois-tu l’avenir de la Société ?

La SIHFLES se manifeste depuis sa création par ses colloques, ses journées d’études et ses publications. Elle a rapidement acquis une vitesse de croisière qu’elle a réussi à maintenir jusqu’à aujourd’hui. D’aucuns pensent même – pas moi ! – qu’il faudrait aller un peu plus lentement…

Dans le contexte d’une petite interview, il n’y a pas place pour faire une revue critique des sujets que l’on a traités. On peut dire cependant que somme toute on a travaillé sur de nombreux sujets (méthodologie de l’enseignement, manuels, contenus traités dans la classe de langues, enseignants, apprenants, etc.) et que l’on s’est intéressé à l’enseignement du français dans de nombreux pays. La SIHFLES comme association de chercheurs venant de nombreux pays – surtout européens – est pourtant loin d’être « universelle ». J’espère que nous réussirons dans les années à venir à intéresser plus de chercheurs de l’Europe de l’Est, notamment de la vaste Russie, du Sud asiatique, du Proche et du Moyen Orient, de l’Afrique et des Amériques à présenter les résultats de leurs recherches. Il est évident que ce ne sera pas facile, notamment pour des raisons économiques.

La SIHFLES s’est donné le nom prometteur de « société ». On pense, en lisant ce terme, à « société savante ». Or une société savante devrait être plus qu’une association qui organise des colloques et publie des bulletins et des actes de congrès. Elle devrait mettre en chantier des travaux sur le moyen et le long terme, dans lesquels ses membres s’engageraient. C’est ce que notre fondateur André Reboullet avait imaginé et aurait aimé : que l’on travaille plus ensemble, que l’on se mette d’accord sur des projets de recherches.

Nos membres italiens ont réalisé cette vision. Ainsi la SIHFLES est devenu sur un territoire national – sur un seul – une société savante. Mon souhait serait qu’elle le devienne aussi dans d’autres contextes et de préférence dans un contexte international.

Une question plus personnelle pour terminer : comment en es-tu venu à t’intéresser à l’histoire de l’enseignement du français ? Qu’est-ce qui a motivé ce choix ? Quel est pour toi l’intérêt épistémologique et pratique d’une meilleure connaissance du passé ?

Mon point de départ en histoire de l’enseignement des langues était très pragmatique. Dans ma fonction de « lobbyiste » pour le français dans le cadre du « Fachverband Moderne Fremdsprachen », j’avais à analyser la politique des langues scolaires dans mon pays. Ceci m’obligeait à tourner le regard vers le passé pour savoir comment les choses s’étaient développées. Dans ma fonction de formateur de jeunes professeurs je me voyais confronté avec des conceptions méthodologiques très différentes aussi bien dans les manuels que dans l’esprit des professeurs (jeunes et moins jeunes). Il me paraissait intéressant d’étudier l’histoire de la méthodologie. En travaillant avec les programmes officiels et dans des commissions aux programmes, il était très utile de voir comment on avait conçu les programmes dans le passé et quel était leur statut.

Ayant débuté dans l’histoire de l’enseignement des langues étrangères pour ces raisons pragmatiques et particulières, que je viens de citer, je me suis lancé à fond dans l’affaire, et j’ai intégré mes études historiques dans le cadre de mes recherches en didactique des langues. Cela veut dire que le point de départ de mes recherches est très souvent un problème d’actualité. Ceci mène à une histoire à rebours. Il est cependant bon de ne pas oublier que dans l’histoire « tout se tient ». Pour cette raison j’ai proposé à mes étudiants de temps à autre des cours magistraux d’histoire de l’enseignement et de la didactique des langues.

J’ajoute à cette réponse personnelle combien je dois à la SIHFLES comme communauté de chercheurs. Et c’est pourquoi je conclus en disant « Vive la SIHFLES au pluriel » !

 

(Propos recueillis par Michel Berré.)